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L’affaire Catherine Théos fit grand bruit, d’autant que, sans se justifier, Robespierre fit tout son possible pour en étouffer les effets et éviter la mort pour la mère Catherine, pour dom Gerle et pour les autres. Vadier dévoila son jeu, le traitant publiquement de dictateur. Il décida donc de ne plus siéger au Comité de salut public, laissant le champ libre à ses adversaires.
Le 8 thermidor, voulant en appeler à la Convention nationale, Robespierre commit sa plus grande erreur : il proféra nombre de menaces à peine voilées contre les membres du Comité de sûreté générale. Ceux-ci se dépêchèrent de s’allier avec les députés du Marais, leur promettant la fin de la Terreur.
Le 9 thermidor, journée terrible, Robespierre paraissant à la Convention, y fut empêché de parler par le tumulte. Mieux, on vota son arrestation à main levée.
Malgré l’opposition farouche de la commune de Paris, le 10 thermidor, il fut conduit à l’échafaud, lui dont la rigueur de la politique y avait mené tant de monde. Paris et toute la France respiraient enfin.
Sénart connaissait bien le chemin qui menait à la rue de Tournon. Depuis des semaines, il attendait de pouvoir y retourner. Car, après cette séance mémorable où l’affaire Théos avait éclaté au grand jour, il savait qu’il retrouverait Marie-Adélaïde là-bas, dès que Robespierre tomberait, ce qui ne devait plus demander trop de temps. Il marchait, le chapeau rabattu sur le visage, car depuis le 9 thermidor, il se cachait. D’autres s’étaient enfuis. Le peuple demandait des comptes à ses anciens bourreaux.
Le jeune homme entra dans la cour du n° 5 où il avait vécu quelques journées marquantes et y poussa la porte.
Un huissier en noir l’aborda :
— Bonjour, monsieur, vous avez rendez-vous avec la Sibylle ?
Il secoua la tête.
— Non, dites-lui que Gabriel-Jérôme veut la voir.
L’homme lui jeta un regard désapprobateur mais obtempéra :
— Si vous voulez bien vous asseoir.
Il prit le fauteuil réservé aux visiteurs et attendit.
Cela ne dura pas longtemps. Elle entra, vêtue d’une de ces robes à l’anglaise presque indécente mais noire, s’accordant parfaitement à la couronne de laurier qui lui ceignait le front.
— Gabriel ! Tu es venu, je suis si contente ! J’ai eu si peur pour toi.
Elle se précipita vers lui mais il ne se leva pas.
— Bonjour, Marie-Adélaïde, tu as l’air d’aller bien.
— Oui, je vais très bien ! s’exclama-t-elle surprise par sa froideur, mais toi ? Tu es recherché, n’est-ce pas ?
— Tu sais très bien que je ne cours aucun risque, du moins pour l’instant.
Elle s’arrêta dans son élan et son sourire disparut :
— Que veux-tu dire ?
— Que tu savais que je serais libre et que j’allais venir te voir aujourd’hui.
— Que veux-tu dire ? Tu me dis cela sur un ton de reproche. D’accord, j’en avais une idée, mais tu ne vas tout de même pas m’en vouloir de savoir…
— Je ne te reproche pas de connaître l’avenir, je te reproche de m’avoir menti.
Elle se mordit la lèvre inférieure comme pour réfléchir. Finalement, elle prit le tabouret à trois pieds en face du fauteuil de son visiteur et s’assit.
— D’accord, je ne t’ai peut-être pas tout dit, mais c’était dans ton intérêt…
Il éleva la voix :
— Dans mon intérêt ! S’il te plaît, ne me prends pas pour un demeuré. Dans toute cette affaire tu m’as aidé, secondé. Sans toi, je ne serais sans doute arrivé à rien. Mais il n’est pas possible que tu n’aies pas été au courant à l’avance de tout ce qui allait arriver. En fait, je pense même… non, je ne pense pas, j’en suis persuadé, que tu étais de mèche avec Vadier dès le premier jour. Voilà pourquoi tu savais que j’allais venir te voir. Vadier m’a choisi pour mon manque de sens pratique, mon caractère qu’il jugeait impressionnable, malléable, et mon indéfectible loyauté.
— C’est vraiment ce que tu penses ?
— Oui, sans aucun doute.
— Mais, pourquoi aurais-je fait cela ?
Ils étaient comme deux étrangers maintenant, s’affrontant du regard.
— Ce que vous cherchiez n’était pas le monstre qui tuait impunément dans Paris.
Elle lui jetait un œil noir, chargé de défi.
— Non, ce que vous vouliez, continua-t-il, c’était discréditer Robespierre. Il suffisait de dévoiler les mystères de la mère de Dieu, de le lier à l’affaire par des courriers fabriqués, de la faire apparaître à ses côtés le jour de la fête de l’Être suprême. Il était ami avec Gerle, raison pour laquelle il lui a délivré un certificat de civisme… Pour le reste, il ne savait rien et n’aurait certainement pas voulu jouer le rôle de Messie que cette organisation secrète lui réservait. Un complot pour le ridiculiser, voilà ce que vous avez entrepris.
Il se leva, s’échauffant de plus en plus au fur et à mesure qu’il parlait :
— Un complot à la tête de l’État, et moi, naïvement, j’ai été assez bête pour ne rien comprendre. Vous m’avez traité comme un pion ! Voilà ce que je peux comprendre de la part de Vadier, c’est bien dans sa nature. Mais toi… Quel intérêt y as-tu trouvé ? Il te menaçait ?
Elle fit non de la tête.
— Il n’en a pas eu besoin. J’ai immédiatement souscrit à son projet.
— Mais pourquoi, alors, pourquoi ?
Elle plongea les yeux dans les siens avec un regard crâneur.
— Tu ne comprendrais sans doute pas.
— Je veux savoir.
Elle haussa les épaules.
— Très bien, alors écoute. Après tout, qu’ai-je à faire que tu me croies ou non ? Je suis royaliste, Gabriel. Une fervente royaliste. Je ne pense pas que le peuple puisse gouverner un pays. Aucun argument ne me convaincra du contraire. C’est comme cela et tu n’y pourras rien changer avec tes sermons républicains. Robespierre était pour moi le plus grand ennemi des partisans de la monarchie, car il était intelligent, résolu et idéaliste. De plus, le peuple l’admirait, le vénérait. La commune insurrectionnelle de Paris vous a donné du fil à retordre, n’est-ce pas, le 9 thermidor ?
— Mais Vadier et Barère sont aussi des adversaires de la monarchie. Encore plus acharnés peut-être !
— Certes, mais ils ne représentent rien aux yeux du peuple. Un accident dans l’Histoire, des noms qu’on oublie. Ils commencent d’ailleurs à plier bagage pour quitter Paris car ils sentent déjà que le vent va tourner et que la Convention va leur demander des comptes. Les anciens bourreaux subiront le sort qu’ils ont réservé à leurs victimes.
— Et les francs-maçons, tu voulais leur mort à eux aussi ? lui jeta-t-il, se rappelant le massacre de la loge.
— Non, protesta-t-elle les larmes aux yeux. Je te le jure. C’est un accident. Je n’avais pas du tout prévu leur mort. Et lorsque je l’ai sentie, il était trop tard. Mais leur sacrifice n’a pas été inutile puisque nous sommes parvenus à chasser le tyran.
Les épaules du jeune homme s’affaissèrent : la vérité dépassait ses pires suppositions.
— Alors, tu as fait tout cela par idéalisme, toi aussi.
— Oui.
— Et notre amour, c’était donc une illusion, un mensonge ?
Elle se leva à son tour et l’attrapa par la manche.
— Non, Gabriel, je te le promets. Je t’ai aimé, je t’aime, mais je savais très bien que notre amour n’aurait aucun avenir. J’ai été heureuse durant ces quelques jours, même si nous risquions notre vie, même si nous étions proscrits, recherchés, à la merci du monstre. Je t’aime, Gabriel, mais je savais que notre amour ne survivrait pas au 9 thermidor, tu comprends pourquoi maintenant ?
Il approuva de la tête, les yeux baissés. Tout avait été dit.
— D’accord, je te crois. Je vais partir, Marie-Adélaïde.
— Je sais, Gabriel.
Ne me dis surtout pas ce qui va m’arriver, je ne veux pas savoir.
— Très bien.
Il leva la tête. Leurs regards se croisèrent une dernière fois. Il distingua une larme dans ses yeux. À ce moment, il lui aurait peut-être pardonné, peut-être l’aurait-il prise dans ses bras pour l’embrasser comme avant, durant ces quelques jours terrifiants où ils avaient eu chacun tant besoin de réconfort, mais il se détourna.
— Adieu.
— Adieu, Gabriel.
Et il quitta l’échoppe.
Marie-Adélaïde s’assit sur le trépied et se prit la tête entre les mains. Elle savait ce qui allait lui arriver. La prison, la rancune des anciens proscrits, des familles de toutes ses victimes. Ils seraient nombreux à payer de leur sang la terreur jacobine ! Elle savait aussi que quoi qu’elle puisse lui dire le destin n’en serait pas changé.
« Si seulement je n’avais pas ce don ! Si seulement je pouvais ne pas voir toutes les calamités qui s’abattront sur les gens que j’aime ! Rien que pour cela, Jéhovah, Dieu, Grand Architecte de l’Univers, qui que tu sois, je te maudis ! »
Soudain, la porte s’ouvrit. Elle se redressa vivement et essuya d’un geste les larmes qui avaient coulé sur ses joues.
— Ma chère Marie-Adélaïde, quelle joie de vous revoir !
Marie-Josèphe-Rose Tascher de La Pagerie s’installa d’autorité sur le siège du visiteur. Un sourire radieux, une robe à l’antique qui, fluide et longiligne, lui laissait le corps libre juste sous la poitrine, des bijoux, un chapeau à la dernière mode. Elle n’était plus la jeune veuve aristocrate créole qui avait été enfermée à la Petite Force, elle était splendide, une femme du monde.
— Si vous saviez comme je suis heureuse que vous ayez survécu vous aussi. Ah ! Quelle horreur, cette prison ! Mais je n’oublierai jamais comment vous m’avez apporté le réconfort durant cette sombre période et comment vos sages conseils m’ont aidée à passer ce cap.
Elle se pencha en avant et baissa le ton :
— Je viens vous voir parce que ma situation financière ne s’est guère améliorée. À la Petite Force, il y avait Hoche, mais maintenant il n’y a guère que Barras qui m’apporte ce que je désire. Par contre, lui ne veut pas m’épouser. Comme si mes quartiers de noblesse n’étaient pas moins respectables que les siens !
Marie-Adélaïde hésitait à renvoyer la femme sous un quelconque prétexte : les tourments de la veuve Beauharnais ne l’intéressaient guère. Mais elle pouvait aussi se montrer une bonne introduction dans la haute société. Après son rôle dans la chute de Robespierre, Barras était devenu le nouveau maître de Paris et de la Convention…
— Voyez-vous, il propose de me marier à un petit général venu d’on ne sait où. Il a un accent déplorable et n’a pas encore fait parler de lui, à part peut-être à Toulon. Pensez-vous que cela soit une bonne idée ?
Distraitement, la Sibylle fit un signe de la tête et battit les cartes. La première, représentant la cliente, fut déposée au milieu. Elle en tira une deuxième.
Alors elle sut. Cet homme qui allait bouleverser l’Europe. Celui qui allait répandre l’esprit de la Révolution, conquérir la capitale, porter la guerre jusqu’aux confins de la Russie. C’était cet homme. Le prétendant de Joséphine.
— Qu’avez-vous, ma chère ?
Combien de temps était-elle restée ainsi pétrifiée par ces visions de batailles, de triomphes ? Elle vit même une gigantesque cérémonie à l’intérieur de la cathédrale restaurée pour l’occasion. Elle vit des palais, les souverains du monde aux genoux de cette femme. Elle parla d’une voix rauque :
— Si vous épousez cet homme, vous n’aurez pas d’enfant de lui. Il vous répudiera pour cela.
— Hum, voilà une perspective peu intéressante.
— Attendez ! Pendant quelques années, il atteindra une grandeur telle qu’aucun mortel n’en a jamais atteint depuis les temps d’Alexandre le Grand ou de César. Il ne fera pas de vous une reine. Non, il fera de vous plus qu’une reine.
Elle la voyait, impériale, recevant sa cour de courtisans chamarrés. Jouant avec ses demoiselles d’honneur.
— Plus qu’une reine, vous croyez vraiment que…
Les yeux stupéfaits, bien sûr, elle ne la croyait pas. Marie-Adélaïde lui prit la main.
— Ne vous inquiétez pas, Joséphine, cela arrivera. Ou alors, je ne suis plus la Sibylle de la Révolution.
[1] Terme maçonnique. Action par laquelle le frère couvreur et le frère grand expert s’assurent qu’un visiteur est bien franc-maçon.
[2] « Liqueur subtile au moyen de laquelle la vie de l’homme ne tenait qu’à un fil et dont les Italiens faisaient à une certaine époque un usage aussi fréquent que meurtrier », J.— J. Peshe.